dimanche 7 mars 2010

Fenêtre sur Hitchcock



A propos de Fenêtre sur Cour, 1954

J’ai découvert Hitchcock. 
Jusque là son cinéma m’ennuyait, je n’y voyais que grosses ficelles et en toute sincérité, je ne comprenais pas qu’on en fît si grand cas. Sachant que la Nouvelle Vague ne jurait que par lui, Truffaut et Rohmer en tête, la question me turlupinait. J’avançais incrédule que ses films avaient vieilli à force d’avoir été copiés.
Et puis j’ai vu Fenêtre sur cour. Un film étrange, tout à fait original, et je vais tenter de dire pourquoi très naïvement.
Vous connaissez sans doute l’argument du film interprété par Grace Kelly et James Stewart.
Ce dernier, grand reporter, est immobilisé chez lui avec la jambe plâtrée. Pour tuer le temps, il épie ses voisins, utilisant à l’occasion un de ses téléobjectifs professionnels. De fil en aiguille, les agissements du voisin d’en face lui font supposer qu’il a tué sa femme. James S. n’a pas vu le meurtre, et ses amis ne le prennent d’ailleurs pas au sérieux, mais il est convaincu dès le départ que le meurtre a bien eu lieu, ce qui l’incite à analyser désormais chaque allée et venue de ce curieux voisin. Grace Kelly est une femme ravissante de la meilleure société anglaise qui rend visite et courtise avec assiduité James S. Mais James S. la prend de haut, avec un certain machisme d’ailleurs, s’employant à la décourager de lier son destin de femme sophistiquée à celui du baroudeur qu’il entend rester.
La première originalité du film tient dans l’unité de lieu. Tout est filmé depuis l’unique pièce où séjourne James S., tandis que la véritable action, c'est-à-dire, conventionnellement, le meurtre, se déroule à l’extérieur, qu’on aperçoit comme lui par le cadre de la fenêtre. Les séquences d’observation sont construites en trois temps : on voit James S. diriger son regard vers l’extérieur, puis on voit la scène qu’il regarde par un effet de zoom (donc sans quitter la pièce), puis on revient sur le visage de Stewart dont l’expression nous renseigne sur ses sentiments.
Sur ce dispositif, il y a déjà beaucoup à dire. Ce voyeurisme en fauteuil renvoie bien sûr au cinéma lui-même. Cette mise en abîme est une aubaine pour les sémioticiens en chambre.
Nous sommes donc spectateur au même titre que le personnage principal, réduit à interpréter ce qu’il observe de sa fenêtre, savoir des bribes de réalité, sans que jamais le cinéaste ne se mêle de nous fournir (par devers ses personnage) un quelconque supplément d’information. Ainsi, se trouve matérialisée la réalité abstraite qui fonde tout récit : le point de vue du récepteur indéfectiblement déterminé par l’auteur. Quelle que soit sa liberté d’interprétation des faits proposés, le lecteur, spectateur, auditeur d’un récit est prisonnier du point de vue imposé par le créateur. Dans Fenêtre sur cour ce carcan est donc figuré par la chambre de James Steward. Nous ressemblons aux enchaînés de la Caverne dans la République de Platon.
Cette matérialisation du point de vue place le spectateur dans une situation incommode  jusqu’au dénouement. Il voit James Steward réfléchir, tirer des conclusions à partir de séquences intermittentes de la vie du voisin ; il est tenté d’épouser ce point de vue, de se convaincre comme Steward qu’il y a eu un meurtre. Mais parallèlement, il ne peut s’empêcher de prendre ses distances, car c’est l’auteur du film qui commande, et peut-être est-il en train de le mener en bateau. Qui sait si on ne découvrira pas en fin de compte que ces faits avaient une autre signification qui nous avait échappé, comme à James S., et que les  allées et venues du voisin n’avaient rien de criminel ?
Voilà ce qu’il y a de merveilleux : la chambre matérialise le point de vue, le personnage principal, James S. matérialise le spectateur. C’est nous même que nous observons, assis sur ce fauteuil, immobilisé par ce plâtre, interrogeant les images projetées… Quelle ironie de la part d’Hitchcock !
Cette machination diabolique est dans la suite logique du suspense, dont Hitchcock passe pour le maître (Cf. L’Inconnu du Nord Express), et qui consiste justement à manipuler le spectateur en l’entraînant dans une sorte d'entonnoir.
Mais dans Fenêtre sur cour, on comprend qu’il ne s’agit pas de la tortuosité du mal ou de sa fascination. Tout ça n’est que métaphore ; Hitch tel un créateur tout puissant, met sur pied un dispositif parfaitement cohérent dans lequel le spectateur se déplace comme un simple cobaye !
Mais à ce sujet, je souhaite expliquer de quelle façon ces choses me sont apparues. Car pour le spectateur naïf que je suis, Fenêtre sur cour ne s’est pas d’emblée présenté à moi comme un film au deuxième degré. J’ai commencé par suivre l’intrigue avec la parfaite insouciance du consommateur en quête de divertissement. Et il faut admettre qu’on trouve l’intrigue un peu mince au premier abord. Il ne se passe pas grand-chose. Et c’est progressivement, et surtout au terme du film que tout se met en place, que chaque détail, chaque plan se trouve lesté de sens. On est alors prodigieusement surpris de tout ce qu’on découvre alors. Rien n’échappe plus à une logique qui devient alors évidente autant qu’implacable, quoiqu’on n’en mesure pas tous les effets et que Hitchcock n’ait jamais explicitement livré de mode d’emploi. Diabolique!
Ce qui épate, c’est la place du second degré. Tout film présente un second degré, mais en général fluctuant. Tantôt, l’action nous ancre au premier degré, nous assistons à un fait brut qui suscite une émotion pure : peur, rire, émoi, angoisse, le spectacle nous sidère. Mais à d’autres moments, le sous-entendu s'immisce, un élément semble indiquer autre chose que ce qu’il semble dire, et bien souvent, ce décalage plus ou moins évident trouve son explication un peu plus loin. Le second degré est chez certains scénaristes, complètement galvaudé, une sorte d’exercice de style convenu, passé dans le langage commun du cinéma. Chez Hitchcock, tout au moins dans Fenêtre sur cour, c’est tout le film, dans sa plus complète totalité, qui fonctionne au second degré, avec une sorte de parallélisme constant. Toute une histoire qui parle d’autre chose et qui, au premier degré présente un intérêt relatif.
Voilà le tour de force de Hitchcock, voilà comment j’ai appris que Hitch était brillant !
A propos de Fenêtre sur cour, je vous renvoie en attendant mieux à la notice de Wikipedia. On y réfléchit à l’inversion des rôles que représente l’impuissance et l'immobilité de l'homme, James Stewart, étendu et cloué à son fauteuil, face à la mobilité et à la position verticale de la femme, Grace Kelly. Les dialogues prennent un sens nouveau à la lumière de cette inversion.
C’est là que la fin du film nous éclaire. James Steward traite Grace Kelly avec dédain et ne répond jamais à ses avances. Il reste froid. Seul le spectacle du dehors l’agite. Or tout va changer lorsque que Grace Kelly traverse le miroir en se rendant chez le voisin d’en face pour tenter de dénouer l’affaire du meurtre. James Stewart, toujours impuissant, devient alors fou d’émotion, il voit Grace Kelly entrer dans l’action même, prendre des risques insensés, briser la passivité à laquelle sa jambe le condamne, et ce spectacle déchaîne en lui toutes les passions (y compris l’amour), dirigées désormais vers Grace. Il faudra même que James Steward entre lui aussi dans le décor, en tombant de sa fenêtre pour que le baiser final ait enfin lieu ! Cette fenêtre, lieu de bascule et titre du film... A vous de tirer les fils de l’écheveau.

2 commentaires:

  1. Dave
    Le côté spectateur interprété dans le film (ou le tableau) qui n'est pas toujours aussi magistralement en évidence est un topos...Mais l'autre jeu que tu ometse c'est la facon dont chaque dialogue de Grace K. peut etre interpreté... :-)

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  2. Topos contre topos, c'est un duel ou un duo?

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