mercredi 10 mars 2010

Retour de garde à vue


Autoritarisme = procès d'intention


J’avais envie de dire à quel point je peux, parfois, détester mon époque. Mais il fallait encore oser.

Que va-t-on penser de moi ?

Réac, ronchon, raseur, pisse-froid, trouble-fête, faible d’esprit, ressasseur? Tout juste. Mais ceux qui ne veulent pas m’entendre sont des autruches aveugles et ignares. Sus aux enchaînés de la Caverne qui les premiers iront me dénoncer auprès des autorités compétentes !

Je ne dis pas que cette époque est pire qu'une autre, Lazare Ponticcelli n’est plus là pour nous rappeler que la sienne fut dégueulasse. Sans doute, la nostalgie existe chez l’humain depuis qu’il est doté d'un passé.


Et puis les 30 Glorieuses on connaît le refrain. Même si nos parents ont quand même eu la chance de vivre des décennies où l’on pouvait se sentir porté par une idée positive du progrès et de la libération. Vive les femmes en pantalons, adieu le monde de pépé qui a fait la guerre ! Aujourd’hui, on a le chômage et la désillusion, une lucidité désenchantée qui n'attends rien de bon du futur...

Après ces généralités et précautions, j’en viens au coeur de l'exposé. Je ressens depuis quelques temps comme une montée inexorable de l’esprit sécuritaire. Il y aurait bien des choses à dire.

Il m’arrive de penser que c’est une fatalité. Nous sommes de plus en plus nombreux à partager un espace limité avec un pouvoir individuel de nuisance accru par les équipements, la mobilité, la technique. Donc, la discipline devient plus nécessaire, elle doit se durcir pour assurer la paix sociale. Mais même nécessaire, la discipline me défrise.

Et nous touchons déjà au premier paradoxe : plus l’esprit sécuritaire se donne pour nécessaire, plus je déprime et moins je me sens en sécurité. Dans cette équation, il ne s’agit peut-être pas toujours de la même sécurité : celle qui permet de faire régner l’ordre n’est pas celle qui fonde ma sérénité au sein de l’espace partagé.

Plus on serre les boulons à coups de règles et de sanctions, d’amendes, et de réprimandes, plus la possibilité de s’écarter du droit chemin est stigmatisée, moins je me sens à mon aise, car ma liberté est menacée, et l’humanité s’efface derrière des interdits théoriques qui limitent mon horizon. Entre les mains des gardiens de la paix, ces interdits deviennent les instruments de l’arbitraire. Et curieusement, la menace change de camp ; elle ne vient plus de mes égaux, des autres citoyens qui seraient fous ou malfaisants, comme cela peut advenir : désormais elle vient des institutions mêmes et de leurs plus immédiats représentants. La menace s’insinue partout, la moindre parcelle de pouvoir devient redoutable, le moindre guichet devient une barre derrière laquelle je me se sens assigné à comparaître.
A noter que le sentiment d’insécurité face aux représentant de l’ordre, dès lors que je me sens dépossédé de ma liberté, ce sentiment n’est sans doute pas partagé par tous de la même façon, j’en suis conscient. Certains s’épanouissent mieux dans un univers normé, préservé de l'enfer des autres. Ceux-là, moins désireux de connaître leur prochain, de vivre l’imprévu, préfèrent nettement un monde aux contours nets. Ou bien leur survie dépend-elle de la sauvegarde de certains intérêts...

Deuxième paradoxe (bien connu) : comme je le disais, je sens croître depuis des années le sentiment d’insécurité. Mais en aucun cas l’insécurité elle-même, je veux dire l’insécurité qui est visée en général, celle supposée justifier le déploiement de l’appareil policier et réglementaire. Le problème avec le sentiment d’insécurité, c’est qu’il se fabrique et se manipule comme on veut depuis qu’avec Roger Gicquel, «la France a peur».

Enfin, je n’ai toujours pas dit ce que je voulais dire : le procès d’intention.

Voilà ce qu’il y a de particulièrement désobligeant de la part d’une autorité quelconque : qu'elle nous prévienne contre toute velléité d’agir mal alors que nous débarquons à peine, que nous n'avons même pas posé nos valises. Plein d’espérances et de bonne volonté, au moins au début, l'homme ne songe qu'à tirer son épingle du jeu sans faire de mal à personne, sans se battre, il est tout près à accepter la règle du jeu, à tout faire pour gagner les honneurs sans en découdre.

Mais voici qu'aussitôt engagé dans l'aventure, avant d’avoir pu se montrer sous son meilleur profil, on le menace, un doigt pointé sur lui le signale comme voyou en puissance, accusé de ce qu’il n'a même pas encore imaginé...

C’est le procès d’intention, et ça vous passe vite l’envie de faire des efforts pour se faire bien voir : ça incite même à se révolter tellement c’est abusif.

Et ça se passe aujourd’hui en France à mon avis. Ces flics arrogants qui circulent toutes sirènes dehors en grillant les feux impunément ne respectent rien d’autre que des procédures conçues pour les protéger eux, en cas de bavure ; leur fonction les dispense de toute humanité élémentaire quand ils vous collent en garde à vue pour un oui ou pour un non.

La garde à vue dans les sous-sols sordides de commissariats où justement la présomption d’innocence n’existe pas.

Voilà un contexte sécuritaire qui me paraît non seulement inutile, mais nuisible et contreproductif. Cette menace pèse sur beaucoup de citoyens, et bien sûr les plus faibles, les vulnérables, ceux que ne protège aucune richesse, aucun pouvoir, aucun signe extérieur de respectabilité, ceux qui ne roulent ni en 4X4 ni en taxi (mais à vélo), ceux qui grugent le métro pour économiser 1€, ceux qui traînent dans la rue sans but, ceux qui s’amusent, ces jeunes qui ne marchent pas encore au pas ou qui ne connaissent pas leurs droits, chômeurs, SDF, divorcés, déçus, us(ag)és des transports en commun, humiliés au travail, tous ceux-là qui se sentent punis, mis sur la touche avant d’avoir pu se sentir utile ou talentueux. Et c’est ce procès d’intention inique qui suscite chez eux la révolte et alimente en retour la répression.

Et j’en viens finalement à une notion que Bruce Bégout et Jean-Claude Michea ont relevée chez Orwell : la common decency : « sentiment intuitif des choses qui ne doivent pas se faire, non seulement si l'on veut rester digne de sa propre humanité, mais surtout si l'on cherche à maintenir les conditions d'une existence quotidienne véritablement commune » (Jean Claude Michea, Impasse Adam Smith). Donc, une disposition naturelle chez l’homme du commun à se bien comporter en vertu de l’intérêt partagé, et qu’Orwell, grand connaisseur du peuple, avait observée chez ce dernier. Voilà le bien précieux que bafoue un État en mal d'autorité qui se précipite dans l’autoritarisme. Quelle pitié !

Mon discours est-il le résultat de l’expérience, de l’observation, ou suis-je à mon tour manipulé par quelque Cassandre déguisées en Dr es Sciences Sociales?

A vous de m’éclairer.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire