Un Roman français, Grasset, 2009, 18€ (Prix Renaudot 2009)
La difficulté de critiquer Un Roman français tient au placement du curseur. Faut-il le considérer comme une œuvre littéraire, auquel cas nous aurions la dent dure, mais bien inutilement. Ou bien le juger avec indulgence, sans le prendre au sérieux ? Assurément, il n’y a dans ce livre rien de sérieux sur le plan littéraire, et les postures du fringant Beigbeder sont plutôt d’un mondain que d’un écrivain appliqué. L’ennui, c’est qu’on brouille trop les cartes et lui-même ne s’en prive pas.
Couronné d'un Renaudot, Beigbeder déclare sobrement : « C'est un prix important, qui a été décerné au Voyage au bout de la nuit de Céline et aux Choses de Perec, tous ces livres si beaux, si grands. Et là, me retrouver sur la même liste que ces gens-là...». Le journaliste ne s’avise pas de rebondir : « Céline et Perec doivent se réjouir d’être sur la même liste que vous.»
Ce qui m’ennuie le plus, c'est de lire un peu partout que "c'est bien écrit".
J’admets que la lecture est fluide, sans heurt (si on n’est pas trop exigeant sur le style), que l’homme se veut un as de la formule et que de nombreux lecteurs apprécient cet allant, ce scintillement… j’aurais envie de dire, ce bling bling. Car à force de multiplier les pirouettes, citations d’auteurs, chutes malicieuses mais sans profondeur, je dois dire qu’il m’ennuie. Je ne nie pas que cette lecture soit divertissante, mais comment ne pas s’insurger devant l’avalanche de louanges, le prix Renaudot, la présence massive en librairie, quand on a en tête une autre littérature, moins vaine, plus puissante, et peu visible ?
Ce qui ressort du « style » Beigbeder, c’est donc la facilité. Facile à lire, à comprendre, aussitôt lu aussitôt digéré. Goût flatteur, sauce barbecue (ou Roquefort puisque c’est « français »). Le livre est tartinée de citations d’auteurs classiques, les plus rebattues, lâchées nonchalamment entre deux slogans publicitaires ou quelque cliché usé, tout ce qui peut « faire mouche » et couper court à une pensée. « Je n’ai rien à dire, CQFD ». Le côté décontracté fait passer le relâchement pour de la provocation et caresse en douce la ménagère qui croit dominer la culture avec un grand Q. Une bassesse très publicitaire[1].
A propos d’un certain sens de la formule, je me souviens, il y a des années, d’avoir fini écoeuré par la lecture d’un essai de Pascal Bruckner. Au début, je soulignais une phrase sur deux, tant il excellait à saisir en trois mots une idée complexe. Pour finir, je sentis nettement que ce brio masquait un déficit de raisonnement et s’apparentait à une pensée de salon. Beigbeder n’échappe pas à ce travers, et ses salons sont les plateaux de télévision, les dîners en ville où je ne doute pas qu’il ravit l’assistance.
Quant à ses formules, elles ne valent même pas le détour, car on est très loin du bon lapidaire, de ces fourbisseurs d’aphorismes que sont les grands chroniqueurs et les moralistes. A vrai dire, Beigbeder ne se donne pas la peine d’essayer.
C’est pourquoi je suis navré que de prétendus critiques littéraires applaudissent et se chargent d’enterrer définitivement le vrai style, autrement dit le caractère en littérature, à une époque où l’écrasante majorité des livres publiés sont en « prose blanche »… (la faute surtout aux nouveaux éditeurs qui risquent de moins en moins en s’adossant aux médias de masse).
[1] En 2002, Pierre Jourde soulignait déjà cet abus de citations «à l’usage de la ménagère de moins de 50 ans» (dans La Littérature sans estomac, Pocket, 2003, pp 101 à 126). Et de conclure que «son œuvre peut être considérée comme l’épopée moderne du narcissisme et de la bassesse». Mais ni l’auteur, ni les critiques, ni le jury du Renaudot n’ont tiré parti de ces remarques qui s’appliquent tout aussi bien à Un Roman français.
Pour le reste, au-delà de l’aimable apparence, on ne trouve qu’un vocabulaire réduit et imprécis voire impropre, un foisonnement de clichés, des discordances dignes d’un amateur. Il est manifeste que Beigbeder n’a pas de nègre.
Le contenu.
Dans Un Roman français, Beigbeder se raconte, abordant alternativement sa récente garde à vue (après qu'il se fît pincer en train de sniffer un rail de coke sur le capot d'une voiture devant une boîte de nuit) et son enfance (le divorce des parents, la relation avec le frère Charles). L'alternance n'est pas un procédé de haute volée, mais elle est efficace. En l'occurrence, elle permet de faire avec deux textes sans grand intérêt et trop courts un ensemble plus présentable, une sorte de Savane de chez Papi Brossard : imaginez les parties quatre quart et chocolat séparées : on n'oserait plus en manger. Si on prenait le temps de faire de même avec Un Roman français, c'est-à-dire à lire les deux textes reconstitués dans leur continuité, qui pourrait aimer ça ? Cet exercice dépasse manifestement l’imagination des critiques qui se déclarent satisfaits.
Au sujet de la garde à vue, quelques réflexions.
Beigbeder, en bon publicitaire, a fait parler du livre avant parution à propos d’une censure : trois pages d’insultes proférées à l'encontre du Procureur responsable du prolongement de sa détention auraient été coupées. Notre ex-publicitaire prendrait-il des postures d’écrivain maudit ? Sade, Baudelaire, Flaubert et Beigbeder. Notez qu'il est coutumier de ce qu’on appelle le « buzz médiatique » : pour je ne sais plus quel autre roman qui se passe en Russie, il avait utilisé le patronyme d'un ami et l’avait placé dans une pure fiction. Un procès avait fait le reste. Liberté du créateur?! La presse et autres médias avaient reconnu là le genre d'ingrédient dont ils se nourrissent avec délectation pour produire leur bouse fade et liquide. Et je ne reviens pas sur 99 francs, monté sur « licenciement pour faute grave » d’une boîte de pub connue.
Deuxième remarque, le récit que nous livre Beigbeder de la garde à vue est caractéristique de ce qu’on peut lire partout sur le sujet : l’indignation. Pour Beigbeder, le métier d’écrivain n’implique aucune prise de distance. Rien que la colère du dandy, roi des night-clubs de Paris 8ème.
« Ce donjon date du Moyen Age et vous pouvez à tout moment y être détenu » (à propos du dépôt de Paris). « Ceux qui ont fait de la garde à vue savent de quoi je parle : le retour à l’état de bête soumise et inquiète ». « La France (…) tolère un POURRISSOIR D’HUMAINS au centre de Paris ». « … des personnes présumées innocentes sont TOUS LES JOURS déférées dans ce cloaque réfrigéré et putride AU PAYS DES DROITS DE L’HOMME. Je vous parle d’une abjection absolue qui se situe à côté de la place Saint-Michel (…) EN CE MOMENT, AUJOURD’HUI, MAINTENANT, TOUT DE SUITE, DANS LA CAPITALE DE LA FRANCE » (c’est l’auteur qui souligne).
Mais pourquoi insister sur le fait que cela se passe à Paris ? Cela serait-il plus acceptable loin de chez lui, chez les banlieusards ? En province (chez les bouseux) ? A Guantanamo ?
Sûrement, Beigbeder a été mal traité, il a passé 48 longues heures à l'ombre d'une justice barbare. Mais il ne faut pas être grand clerc pour s'aviser qu'un tel traitement n'est pas réservé à soi, et qu’il est offert, en une telle occasion, d’analyser les mécanismes de notre société, l'état de notre démocratie, une dérive sécuritaire valable pour l’ensemble des citoyens.
Frédéric Beigbeder, lui, ne pousse pas au-delà de son ombilic. Jamais il ne songe au type lambda pris dans la même situation que lui. Au contraire, il croit qu'on s'acharne sur lui parce que c'est lui, parce qu'on se paye un « people », parce qu'un petit procureur forcément frustré jouit forcément de tenir Frédéric Beigbeder. Cela est dit plusieurs fois explicitement. On croit rêver !
Le procureur n'aurais rien dû censurer tant les insultes se retournent contre un auteur aussi peu digne.
A propos de son délit, Beigbeder n’assume à aucun moment le risque imbécile qu’il a pris : sniffer de la coke en pleine rue va de soi quand on est un écrivain maudit.
Pas de réflexion, pas de vraie provocation (il reste très gentil), rien que la colère du garnement qui a un bon éditeur.
L'autre versant du texte (enfance, parents, frère) a suscité des commentaire émus. Un livre « sensible », « Beigbeder se dévoile », son livre « le plus personnel » etc... Or ce que l'auteur raconte est d’une parfaite banalité et la manière est sans surprise : narcissique.
Entre l’enfance et la garde à vue, on ne sait quelle partie sert d’alibi à l’autre.
Livrer des aveux que personne n'attendait (Beigbeder n'est pas un personnage historique) n’est en soi ni bien ni mal. Mais se jouer des sentiments, emprunter sans vergogne un genre sérieux avec si peu à dire… c’est promouvoir un anti-héros cynique, mondain libéré mieux et plus complètement que son prochain de toutes valeurs (auxquelles il s’agrippe pourtant pour hisser sa courte rébellion) pour s’épanouir dans le paraître, la fadaise et l'égoïsme, mamelles d’une société consumériste dont il est un digne représentant.
Saint Augustin, Montaigne, Rousseau, Casanova, Mauriac, Malraux, Proust, Gide et justement Céline et Perec ont écrit à la première personne. Mais quel que soit le biais, parler de soi exige une certaine loyauté. Se contempler et décrire ce qu'on voit pour le profit du lecteur est un des exercices les plus périlleux. Les éditeurs le savent bien, qui renvoient chaque jour des tombereaux de manuscrits bouleversants à des inconnus qui ont couché sur le papier des épreuves difficiles, mais qui n'ont pas su que pour faire un livre, il ne suffit pas d'avoir souffert : il faut savoir écrire. Tout amateur de mémoires sait distinguer l'auteur intéressant (intègre) qui s'efface devant les faits, la vie, l'origine de ses souffrances ou de ses émerveillements ; l’auteur doté de cette sorte de politesse qui épargne à son lecteur ce qui ne l'intéresse pas, quand bien même sa vie en eût été bouleversée[2].
Enfin, Beigbeder qui, par le titre de son livre, fait référence à Un Roman russe d’Emmanuel Carrère, ne tire aucun parti de l’autofiction. Depuis une trentaine d’années, ce genre renouvelle le récit de soi par l’emprunt aux techniques du roman, pour y puiser un souffle et une envergure qui lui faisaient souvent défaut. Un Roman russe est à ce titre d’une habileté et d’un courage sans comparaison possible avec la veulerie d’Un Roman français.
Couronner un livre qui ignore à ce point ce qui s’invente dans le domaine du récit est ce qui me paraît le plus choquant.
[2] L’excellente collection «le Temps retrouvé» au Mercure de France propose dans ce registre tout un éventail d’intérêt divers. A titre d’exemple, L’Islam au cœur de Lady Montagu est un joyau d’esprit, de finesse et d’élégance.
Un mot d’ailleurs de ce prix Renaudot, pour finir. Il est curieux de constater que le livre de Beigbeder s’ouvre lui même sur la remise d’une distinction. En effet, le jour de sa garde à vue, Charles Beigbeder recevait l’insigne de la Légion d’honneur des mains du Président de la République. Or Charles Beigbeder est un homme d’affaire proche de Nicolas Sarkozy, candidat à la présidence du Médef en 2005, Président du club ultra libéral Croissance Plus et qui sera en deuxième position sur la liste UMP des prochaines régionales derrière Valérie Pécresse. Qui sait si notre omni-président n’était pas embarrassé de voir le médiatique cadet de cet allié fidèle se dresser contre sa politique sécuritaire ? Une médaille littéraire serait-elle de nature à calmer un auteur énervé ? Oui, si l’on en croit Eric Raoult qui clame avec balourdise que le Goncourt attribué à Marie N’Diaye lui impose un devoir de réserve…
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