dimanche 29 novembre 2009

Rencontres

Les rencontres, ont le charme de l'imprévu. Rue des Petits-Champs, attiré par un portefeuille en cuir grainé, je suis entré chez un maroquinier. Un homme âgé m'accueille avec un sourire onctueux, édenté, chaleureux. Il me fait l’article avec une patience invincible, valorisant un modèle avec fermeture éclair, un autre sans, en largeur, puis en hauteur, plus petit l'été (pour la poche de chemise). Ses arguments m'intéressent peu mais voilà qu'il fourbit l'exposé, arrondit ses périodes, polit chaque épithètes, instille le désir par la fascination de l'intellect. L'effet sédatif qu'ont ses paroles ouatées sur mes dernières appréhensions me fait glisser mollement dans la torpeur et je me sens attiré vers la caisse comme en état d'hypnose. 




Curieusement, nous engageons la conversation et tout le passé d'un homme se déballe à même l'étal,  par-dessus les portefeuilles. Bensimon est Pied-noir. Une vie... Enfant, il aimait les mathématiques, la géométrie, et avait même apporté à son professeur un théorème de son invention. Pendant trois mois, la classe utilisa le «théorème de Bensimon» qui exultait jusqu'à ce que le professeur rende à Pythagore ce qui lui appartenait. Il devint quand même prof de maths à Oran, mais en France, il serait démonstrateur itinérant. Un métier d'autrefois. Sur un marché, il croise un jour le plus grand camelot de France ! (Je lui dis mon admiration pour ces bonimenteurs géniaux qui vous fourguent n’importe quelle camelote alors même que vous vous étiez juré de ne plus vous laisser prendre). Si j’étais riche, je m’offrirais des séances à domicile. Que des produits miracles. Des prodiges manufacturés introuvables en magasin! Du rêve exclusif pour quelques deniers. Jeune, je me suis fait refourguer une casserole en téflon pour la somme coquette de 450 francs... mes amis étaient hilares! Le meilleur camelot de France, donc, lui avait confié que son propre fils n’était malheureusement pas doué ; un je ne sais quoi faisait défaut,  ce qui ne s'apprend pas. Mais il avait détecté chez Bensimon le commerçant natif. Toujours impeccablement habillé, veston mais pas de cravate (parfois un nœud papillon), ce mythe vivant (pour quelques initiés au moins) vendait la terre de la Mecque dans des petites boîtes de sa confection. Ça partait comme des petits pains. Le soir, après le verre avec les collègues, il déclarait avec un gros clin d’œil que son fournisseur l'attendait dans son jardin où il allait remplir les boîtes du lendemain. De sa fratrie, Bensimon était le plus doué, lui avait confié sa grand-mère. Pourtant, c’est son grand frère qui fit fortune dans les assurances. Impénétrable destinée... Trois quarts d’heure de causette, un café gracieusement offert, "revenez quand vous voulez, vous serez toujours le bienvenu" (avec l'accent de Robert Castel), et je suis reparti avec un portefeuille noir et un baise-en-ville en toile kaki.

Dernièrement, devant l'éventaire d'un libraire, une femme assez âgée  hésite sur un exemplaire en occasion des Bienveillantes de Jonathan Little. "J’ai connu la guerre,(reposant le livre), j’ai vu assez d’horreurs comme ça. Et puis j’ai envie de relire Céline". On échange sur Céline, Mort à Crédit mon préféré, Le Voyage, et même Semmelweis, sa thèse de médecine écrite dans une langue étonnamment fleurie, très XVIIe s. La dame s’en va, puis revient curieusement me parler de sa guerre. J'apprends alors ceci : petite fille à la Libération, et vit un jeune allemand agoniser au bord de l’eau. Personne ne vint à son secours. Dans l'euphorie de la victoire, il y avait aussi de la cruauté. Elle ne put détacher ses yeux de ce drame qu'elle n'acceptait pas. Impossible d'éprouver de compassion pour l'ennemi? Cet argument ne devait pas la convaincre, et jusqu'à ce jour, elle semblait quêter un éclaircissement. Quand le soldat fut mort, elle vit des passants piller le cadavre, elle vit des enfants le piétiner. «C’est peut-être pour ça que je suis devenue infirmière... Je peins en amateur, et j’ai fait un tableau avec une petite fille à côté de cet allemand blessé ». Et encore : « Mon fils a votre âge ; il me dit souvent d’arrêter avec cette histoire de soldat allemand ». 64 ans après, elle se tient toujours devant cette berge avec ce soldat étendu, sanguinolent, blond, peut-être brun, au visage implorant ou crispé, qui expire dans l'indifférence des hommes. Elle le revoit et l'interroge encore. Un bref instant, j'ai eu l'impression de voir la jeune femme de la Libération, sous le masque de rides, un peu comme au cinéma, quand à la fin du film, la même actrice est grimée à outrance pour jouer son propre rôle au soir de sa vie, avec une perruque farinée, une voix fatiguée et un châle en laine sur les épaules.

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