vendredi 23 octobre 2009

Démineurs de Kathryn Bigelow : attention, récit miné

Je souhaite prolonger la remarque de Guillaume Bryon dans sa critique de Démineurs (http://culturopoing.com/Cinema/Kathryn+Bigelow+Demineurs+-2407), sur la tentative manquée « de donner sens à ses actes », à propos du personnage principal. Une remarque qui me paraît essentielle.
J’ai noté que ce film soulignait avec une étrange force l’inanité de toute cette action par ailleurs si intense, si dangereuse et si captivante. A ce degré, il ne peut s’agir seulement de montrer l’absurdité de la guerre. Nous assistons à une mort radicale de toute épopée, qui traditionnellement est consubstantielle au récit, notamment de guerre et notamment au cinéma (et notamment américain !). J’entends par « épopée » tout ce qui, à des degrés très divers, donne à une succession de séquences un caractère narratif, qui la distingue d’une recette de cuisine ou d’une notice d’appareil ménager.
Et de fait, j’ai ressenti au cœur de ce film un vide abyssal qui touche à sa nature même. Ce n’est pas un documentaire, mais j’ai peine à parler de fiction tant le centre de gravité fait défaut.
Je ne suis pas spécialiste du récit, mais rappelons que des théoriciens comme Claude Simon ont établi le parallèle entre l’Histoire et la figure du héros. Dès l’Antiquité, on sait par exemple que l’invention de l’arc, permettant de tuer à distance sans être vu, interrogera le héros qui triomphait jusque là dans un combat au corps à corps : à la force, il devait substituer la ruse (chez Sophocle). L’invention de l’arbalète, puis celle de l’arme à feu feraient plus tard le même effet sur la littérature médiévale. Et même si au XXème siècle le héros a pu se diluer, devenir anti-héros, personnage sans relief (déjà chez Stendhal, plus encore chez Flaubert, plus tard chez Sartre…), reste qu’il demeure au cœur du dispositif (et de la focalisation).
Or dans ce film, nous suivons bien un personnage principal mais, dissocié de tout point de vue, sa présence est factuelle, filmée sans parti pris, suivie par une caméra obstinément neutre. Aucune instance ne favorise le processus d’identification et la place du héros est une béance, comme s’il avait sauté sur une mine ! C’est d’ailleurs ce que nous montre la scène d’ouverture.
Dès lors, il devient tentant de tirer de cette mort du récit traditionnel une ou plusieurs interprétations sur, non pas la fin de l’Histoire, mais le crépuscule d’une certaine Histoire, d’une géopolitique issue de la guerre froide, de représentations que les Bush ont voulu prolonger (avec leur suprématie) en Irak. Guerres en Irak dont les échecs cristallisent la fin de l’unilatéralisme et inaugurent l’entrée dans un monde multipolaire incertain.
Il faudrait aussi juger ce film au regard du débat qui divise l’opinion américaine, sur l’envoi de leurs soldats dans des conflits lointains qui les concernent peu.
Pour en revenir au film lui-même, notons quelques faits objectifs :
1. Les acteurs les plus les plus célèbres tiennent des rôles secondaires : Guy Pearce et Ralph Fiennes. Peut-être une façon de tuer le héros en reléguant ceux qui l’incarnent à l’écran.
Dans la scène d’ouverture, donc, Guy Pearce, physique d’athlète, gueule de G.I. taillée à la serpe, présence familière, enfile sa combinaison de démineur et se dirige, très professionnel, très maître de lui vers une charge d’explosifs découverte en plein Bagdad. La tension est extrême, c’est un commencement in medias res, une plongée  dans le vif de l’action. Mais l’aventure tourne court pour le Sergent Pierce qui meurt et laisse le spectateur en plan au bout de 5 minutes à peine. Il sera remplacé par Jeremy Renner, a-héros au visage poupon (effectivement).
De son côté, Ralph Fiennes fait une apparition en plein désert dans une scène singulière (tout le reste se passe à Bagdad) qui fait d’abord très cinéma. La rencontre avec nos personnages, la méprise, les échanges de tirs avec des combattants arabes cachés dans un fortin sont des enchaînements classiques dont l’issue ne manque pas de se faire attendre. Mais justement, la séquence s’effiloche en une attente interminable qui ne voit rien venir, et Fiennes disparaît avec elle.
2. Chaque tentative du Sergent James (Jeremy Renner) de sortir de son rôle assigné finit en capilotade (voire en pantalonnade). Ses investigations musclées pour venger un enfant sacrifié dans un attentat s’achèvent pitoyablement dans un dialogue impossible avec un brave homme qui ne comprends rien et une matrone excédée qui le chasse en lui appliquant des paires de claques. Plus tard, entraînant deux soldats dans une poursuite aussi dangereuse qu’inutile, il ne parvient qu’à tirer dans les jambes d’un de ses acolytes qui le maudit de toute son âme depuis l’hélicoptère qui l’embarque vers un hôpital de campagne.
3. La capacité du Sergent James à surmonter la peur ne trouve aucune explication positive : tout est fait pour qu’elle ne soit jamais assimilable à du courage. Dès le départ, sa façon de ne respecter aucune procédure et d’entraîner les autres dans des périls inconsidérés le font apparaître comme fou plutôt que brave. Dans une guerre devenue technique et protocolaire, ce genre de comportement est inadapté. Quand son chef effondré l’interroge, le sergent bredouille un début de phrase qu’il ne peut achever. On le voit ensuite de retour chez lui, avec sa femme et sa fille : personnage banal et dénué de caractère.
Enfin, le seul gradé qui le félicite pour ses faits de guerre l’admire un peu comme s’il avait fabriqué une tour Eiffel en allumettes.
In fine, le personnage principal ne cache aucun mystère, aucun passé, aucune vengeance, aucun secret : il souffre seulement d’une addiction à l’adrénaline qui lui procure le sentiment fugace d’exister en frôlant la mort.

En conclusion, ce film laisse une impression de curieuse désillusion et d’aridité par ailleurs riche d’enseignements. Paradoxalement alors même que j’ai admiré comme tout le monde la réalisation de Kathryn Bigelow et retenu mon souffle pendant 2 heures (et 4 minutes), je ne pense pas garder un souvenir très vivant de ce film. Car cette remise en question intéressante du récit et de son influence déréalisante, en prenant à contre-pied le spectateur, perd nécessairement en efficacité dramatique. On aurait sans doute tort de s’en plaindre, tant le cinéma américain déçoit pas trop des scénarios fabriqués. Mieux, ce dispositif ouvre sans aucun doute des perspectives nouvelles et passionnantes. Mais c’est peut-être oublier qu’une caméra qui donne simplement à voir peut aussi se faire sensible (Cf. Païsa de Rossellini).

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